« Les familles seront seules face au mur institutionnel »
Avec la nouvelle loi, il revient aux régions de piloter l’information sur les métiers et les formations. Pourquoi est-ce si inquiétant ?
Jusqu’alors, par la loi du 5 mars 2014, l’Éducation nationale était le seul organe compétent en matière d’information et d’orientation des élèves en milieu scolaire. Notre crainte est très simple, ce transfert signe l’entrée d’intérêts particuliers dans les établissements scolaires. Prenons l’exemple d’une région qui souhaitera valoriser l’éolien ou la plasturgie : si elle est décrétée comme compétente dans le pilotage de l’information en orientation, rien ne l’empêchera de faire le forcing dans les établissements scolaires auprès d’adolescents scolarisés pour que ces jeunes aient une information partielle qui correspondrait aux besoins économiques régionaux. C’est un changement de paradigme énorme. Car aujourd’hui, en tant que fonctionnaires de l’Éducation nationale, notre mission est de garantir une information la plus neutre possible, et un accès facilité à toutes informations en orientation.
Vous restez sous la tutelle de l’Éducation nationale, mais vous devrez suivre un projet imposé par les régions. Ce fonctionnement semble difficilement applicable ?
En effet, le souci est que nous allons rencontrer des situations très disparates selon les territoires, à partir du moment où il est mis fin au pilotage centralisé d’État. En Haute-Normandie, nous n’avons aucune nouvelle de la région. Silence radio. On ne sait rien. Si on prend un exemple à l’opposé, la Nouvelle-Aquitaine a déjà créé une agence pour l’orientation régionale. Des animateurs territoriaux ont été nommés et interviennent dans les établissements scolaires, un conventionnement ayant été signé avec le rectorat de Bordeaux.
La prise en charge des élèves sera totalement différente, non ?
Bien évidemment. Car l’orientation n’est absolument pas réductible à l’apport d’informations. Il y a bien d’autres dimensions qui interviennent dans la construction du projet professionnel du jeune : ses centres d’intérêt, l’estime qu’il a de lui-même, de ses possibilités, les compétences qu’il est capable de développer, avec éventuellement toutes les limites qu’il peut rencontrer à un niveau social, familial, sanitaire, psychologique, cognitif. En tant que psychologues, spécialisés « Éducation, développement et conseil en orientation scolaire et professionnelle », psys EN-EDO dans notre jargon, nous avons un œil plus averti, plus vigilant sur toutes les situations les plus fragiles, pour permettre de lever tous les freins à l’orientation. Notre vision s’entrechoque complètement avec celle des régions en termes d’orientation, puisqu’elles n’ont qu’un seul objectif : valoriser les secteurs qui recrutent. Comme si tous les gamins de 14 ans allaient choisir spontanément de se diriger vers une filière parce qu’il y a des besoins économiques.
En parallèle de la loi, de nombreux centres d’information et d’orientation (CIO) sont menacés de fermeture. La motivation de l’État n’est-elle pas financière ?
Non, je ne crois pas. Le coût annuel de fonctionnement d’un CIO est estimé à 35 000 euros. C’est assez ridicule comme budget. Nous sommes face à un combat idéologique. Nous avons affaire à une équipe gouvernementale qui ne souhaite pas que l’orientation des jeunes soit traitée dans le cadre de l’écoute et de l’accompagnement. Elle souhaite que les enfants choisissent une voie de formation où il y a un emploi à la clé. Mais, c’est avoir une vision extrêmement étriquée de l’économie. Les besoins économiques sont sans cesse mouvants. Donc, si on pousse la logique jusqu’au bout, nous allons former des élèves en bac professionnel pendant deux ou trois ans, mais arrivés au terme de leur parcours, les besoins ne seront déjà plus les mêmes. C’est idiot et dangereux. Et nous sommes très agacés car cela fait des années que notre service subit des menaces alors que, dans un système scolaire relativement coercitif, dans une société qui elle-même l’est de plus en plus, la place des psychologues est naturelle. Mais on nous empêche d’exercer correctement nos missions. Cela pose question sur l’organisation sociale. Que veut-on pour les enfants de ce pays ?
Quel public sera le plus touché si les CIO ferment leur porte ?
Comment ferons-nous pour recevoir les jeunes en décrochage si les CIO n’existent plus ? Le ministre fait une grande confusion entre les publics scolaires et les publics scolarisés. Si nous n’intervenons plus que dans les établissements scolaires, nous n’aurons plus d’endroit pour rencontrer les enfants en âge et en velléité d’être scolarisés, alors qu’ils ne le sont pas. A Rouen, ils représentent 25 % de notre public. Ce sont des jeunes qui viennent spontanément ou qui nous sont adressés par leur établissement d’origine, ou bien par les missions locales, les points information jeunesse, les maisons de jeunesse, ou les services de prévention des municipalités, ou par l’ASE (aide sociale à l’enfance). Et nous sommes l’interface entre toutes ces structures et l’Éducation nationale. Donc, nous sommes les mieux placés pour instruire un dossier de rescolarisation.
Ce sera donc une grande perte pour les familles ?
C’est certain. Les familles seront seules face au mur institutionnel que représente parfois l’institution scolaire. Le CIO est un lieu d’écoute et d’accompagnement et ce que nous renvoient régulièrement les parents, c’est qu’ils sont soulagés de pouvoir « se poser », d’avoir le droit de parler, de dire ce qui leur passe par la tête sans être jugés. Ils peuvent faire état de la situation telle qu’elle est, avec les mots qu’ils veulent, et il n’y aura aucun jugement sur leur situation personnelle. C’est un engagement très fort que nous avons. Les CIO, c’est l’Éducation nationale dotée d’organismes en capacité de dialoguer avec les familles sereinement et d’accompagner leurs demandes. Si l’on disparaît, plus personne n’accompagnera ces familles-là.
Infos pratiques
Pour défendre le réseau des CIO, lieux de proximité gratuits et ouverts à tous, la FCPE a mis en ligne une pétition intersyndicale sur son site. Les signataires exigent l’abandon du transfert des DRONISEP aux régions, l’arrêt des fermetures des CIO, le maintien du statut de fonctionnaire d’État et des missions des psy EN-EDO.